Depuis vos débuts dans les années 1970, vous être une figure-phare du documentaire suisse. Selon vous, qu’est-ce qui fait la réussite d’un documentaire?
Je crois que presque chaque film documentaire est nécessaire, utile, enrichissant, éducatif, etc. Il y a souvent aussi de l’émotion et de la poésie. Les spectateurs y font une expérience humaine et apprennent des choses importantes.
Vous serez à Tunis pour une journée Rimbaud le 25 avril à l’IFT où sera projeté votre documentaire «Arthur Rimbaud, une biographie», sorti en 1991. Pourquoi avoir choisi cet auteur francophone?
Je considère le cinéma documentaire comme un art de la biographie et de la mémoire. Il s’agit pour moi de connaître l’autre, sa vérité, qui passe à mon avis par le langage. C’est pourquoi j’ai fait pas mal de films sur des écrivains et des poètes. Ils m’ont permis de réaliser ma philosophie du cinéma documentaire. Mon idée est que pour savoir qui est l’autre, il faut l’écouter ou le lire. Or les écrivains et les poètes sont les maîtres du langage. Ils savent le mieux nous dire qui ils sont et quelle est leur vérité. Ils sont donc nos éducateurs et éducatrices et les mieux à même à nous transmettre leur «vérité humaine». Je travaille donc sur leur langage, en citant un certain nombre de leurs phrases, ce que j’appelle leur «monologue intérieur» qui contient leur «vérité» en quelque sorte. Je fais des films sur des écrivains dont l’écriture représente mon propre rêve du langage. Ils disent ce que je ressens moi-même, ce qui explique mon film sur Arthur Rimbaud qui pour moi reste le plus grand.
Personne n’a encore fait mieux à mon avis qu’«Une saison en enfer». J’avais envie de tout savoir sur lui, d’aller sur ses traces, de voir et de filmer les lieux où il a vécu, de comprendre son tragique destin. Nous faisons des films sur des gens que nous aimons et que nous avons envie de connaître. Mon film est donc simplement une biographie de Rimbaud. Il s’exprime lui-même à travers des extraits de poèmes et de lettres que j’ai choisis en travaillant sur le côté autobiographique de ses textes. Ensuite j’ai filmé des entretiens «fictifs» avec des acteurs et des actrices qui sont dans le film à la place des morts et qui parlent avec les mots des morts. Je peux vous dire que mon film sur Rimbaud a été mal reçu en France et peut être considéré comme «un film maudit». La projection à Tunis le 25 avril sera la... 4ème projection publique seulement en trente ans, depuis que le film existe.
Votre démarche artistique est singulière dans la représentation des événements passés. Les événements du présent ont-ils une quelconque influence sur votre travail?
Quand on travaille sur le passé, le présent ne joue pas vraiment un rôle. Il y a des documentaires sur des événements du présent à travers des personnes vivantes, ou alors des films sur le passé où les personnages sont déjà morts et où les évenements ont déjà eu lieu. Il n’y a donc pas grand’chose à filmer. On doit alors dépasser les limites objectives du documentaire et trouver une autre forme de représentation, que j’ai réalisée dans le film sur Rimbaud avec des entretiens fictifs d’acteurs et d’actrices. Quelque chose d’inhabituel à l’époque et que les gens n’ont pas vraiment comprise.
Avec une aussi grande carrière qui compte une quarantaine de films, que pourriez-vous retenir?
Ce que je retiens tout d’abord, c’est que j’ai pu faire la plupart de mes films avec l’aide au cinéma suisse et la télévision suisse allemande et romande qui ont financé une grande partie de mes films. Je suis profondément reconnaissant à mon pays de m’avoir permis de faire autant de films dans ma vie, car il s’agit pour les artistes de créer une œuvre, une œuvre-vie qu’on fabrique pendant de longues années à travers toute une existence. Et malgré mes 80 ans bientôt, je ne compte pas m’arrêter-là. J’ai encore quelques projets. Je vis dans la rêverie du projet, ce qui vous donne de la force, de l’espoir, de l’optimisme et rend le vieillissement plus supportable. Certains de mes films ont laissé une trace dans la mémoire des gens. L’art, c’est créer des objets de beauté et de mémoire dont les gens se souviennent.
Dans une interview, en évoquant vos projets, vous parliez du fait de «réaliser rêve après rêve». Quel est le prochain?
Actuellement je travaille sur le portrait d’une yodleuse suisse allemande qui se nomme «Miss Helvetia», qui chante magnifiquement une certaine musique paysanne de chez nous en la modernisant. Là, je descends un peu de mon piédestal de cinéaste artiste et d’intellectuel, en cherchant à faire un film populaire, drôle et sympathique pour un grand public.
Que vous évoque le cinéma suisse d’aujourd’hui?
J’ai toujours pensé que le cinéma suisse, comme les autres cinémas dans d’autres pays du monde, sont un effort culturel et collectif essentiel pour une société. L’identité d’un peuple s’exprime à mon avis à travers sa culture. Ce qui survit après la disparition d’un peuple, c’est essentiellement ce que les artistes ont créé.
Vous qui avez grandi à Zurich, ville principalement germanophone, pourquoi avoir choisi d’utiliser la langue française dans une très grande partie de votre œuvre?
Je suis parti à l’âge de 21 ans à Paris pour y voir des films et apprendre ainsi intellectuellement et professionnellement le métier du cinéaste. Je fais partie des gens qui sont nés deux fois: une dans mon pays natal, une seconde dans un autre pays de mon propre choix. J’ai passé ma vie entre Zurich et Paris. J’ai donc vécu dans deux pays et deux cultures en même temps, ce qui est enrichissant. J’ai commencé à faire des films en Suisse, ensuite dans d’autres pays du monde. Pour les Suisses qui vivent dans un pays de montagnes et sans accès à la mer, il faut partir de temps en temps à l’étranger pour élargir son horizon en quelque sorte. Dans mon film, la chanteuse parlera de ce problème. Elle vit son métier en même temps en Suisse et au Brésil. Elle aussi avait besoin de s’expatrier pour ouvrir son horizon.